Il faudrait une douzaine de pages pour traiter de toutes les menaces à la liberté d’expression que contient la loi sur les préjudices en ligne (projet de loi C-63), présentée à la Chambre des communes lundi le 26 février. Voici quelques-uns des aspects les plus graves, dans l’espace limité qui nous est imparti.
Il est louable d’obliger les plateformes en ligne de supprimer la pornodivulgation (« revenge porn ») et autres partages non consensuels d’images intimes, les contenus qui intimident les enfants, les victimisent sexuellement ou qui les encouragent à se faire du mal, ainsi que les contenus qui incitent à la violence, au terrorisme ou à la haine. Toutefois, l’enfer est pavé de bonnes intentions, et rien ne justifie l’adoption de lois supplémentaires faisant double emploi avec ce que le Code criminel interdit déjà.
L’article 162.1(1) du Code criminel interdit déjà la publication, en ligne comme hors ligne, d’images intimes sans consentement. L’article 163 interdit déjà la publication de matériel obscène et de pornographie juvénile. L’article 319 (1) interdit déjà l’incitation publique à la haine envers un groupe identifiable par la race, l’ethnie, la religion, le sexe, l’orientation sexuelle, l’identité de genre, l’expression de genre et d’autres caractéristiques personnelles. Enfin, l’article 22 du Code criminel interdit déjà de conseiller, de procurer, de solliciter ou d’inciter une autre personne à participer à un acte criminel, la culpabilité étant reconnue si la personne qui a reçu le conseil commet l’infraction. L’article 464 va encore plus loin en criminalisant le fait de conseiller la commission d’un acte criminel même si cette infraction n’est pas commise.
Il incombe aux supporters de la loi sur les préjudices en ligne de justifier clairement ce pourquoi ils estiment que la législation existante serait inadéquate pour lutter contre le contenu en ligne « préjudiciable ».
Si elle est adoptée, la Loi sur les préjudices en ligne instituera un tout nouvel organe, la Commission de la sécurité numérique, qui sera chargée de veiller au respect de règlements qu’adoptera le cabinet fédéral sans intervention du Parlement. C’est ainsi qu’en vertu de leurs nouveaux pouvoirs réglementaires, M. Trudeau et consorts auront le loisir de contrôler et de censurer tous les services de médias sociaux au Canada, en définissant ce que l’on a le droit ou pas le droit de dire.
Concrètement, la loi sur les préjudices en ligne ajoutera l’article 810.012 au Code criminel, en vertu duquel un plaignant pourra affirmer qu’il « craint » qu’une personne ne fasse la promotion du génocide, de la haine ou de l’antisémitisme. Si un juge estime que sa crainte est justifiée par des « motifs raisonnables », il pourra immédiatement exiger de l’accusé qu’il prenne l’une ou l’autre des mesures suivantes : porter un bracelet à la cheville, respecter un couvre-feu et rester chez lui, s’abstenir de consommer de l’alcool, des drogues ou les deux, fournir des substances corporelles (par exemple, du sang ou de l’urine), s’abstenir de communiquer avec certaines personnes désignées, ne pas se rendre dans certains endroits, etc.
Autrement dit, un citoyen qui n’a commis aucun délit pourra être soumis à des restrictions de liberté ordonnées par un tribunal, simplement parce que quelqu’un craint qu’il ne commette un « délit de parole ». Le refus d’une personne d’accepter ces restrictions peut entraîner une peine d’emprisonnement pouvant aller jusqu’à deux ans.
En ce qui concerne l’infraction prévue par le code criminel pour apologie du génocide, la loi sur les préjudices en ligne ferait passer la peine maximale d’emprisonnement de cinq ans à la perpétuité. Les manifestants propalestiniens qui scandent « From the river to the sea, Palestine will be free » font-ils l’apologie du génocide? Certains répondront par l’affirmative, d’autres par la négative. L’Estonie, l’Allemagne et la République tchèque ont qualifié ce slogan de discours criminel. La Cour suprême des Pays-Bas a quant à elle déclaré que le slogan était acceptable. Au sein même de nos frontières, à Calgary, un homme a récemment été inculpé par la police pour avoir utilisé ce même slogan, avant que la poursuite ne soit abandonnée. Souhaitons-nous vraiment que le gouvernement puisse utiliser ses pouvoirs pour décider si un slogan polémique constitue un appel au génocide? Compte tenu du caractère éminemment subjectif inhérent à un tel exercice, convenons que la peine actuelle de cinq ans d’emprisonnement est déjà largement suffisante.
La loi sur les préjudices en ligne donnerait à la Commission canadienne des droits de la personne de nouveaux pouvoirs pour poursuivre et punir des propos offensants (mais non criminels) si, de l’avis subjectif de bureaucrates, une personne était jugée « haineuse ». Du reste, la Loi sur les préjudices en ligne offrira des possibilités infinies à ceux qui, offensés, lutteront contre leurs adversaires idéologiques en portant plainte, même anonymement. Pis, les personnes reconnues coupables par le Tribunal canadien des droits de la personne pourront être tenues de verser jusqu’à 50 000 $ au gouvernement, et jusqu’à 20 000 $ à la personne désignée comme « victime », cette dernière n’ayant pas besoin de prouver qu’elle a subi un dommage, sinon qu’en démontrant qu’elle s’est sentie offensée.
De nombreux citoyens s’autocensureront pour éviter d’être poursuivis par la Commission. Les Canadiens qui font preuve de courage en continuant d’exercer leur liberté d’expression verront nombre de leurs opinions retirées d’Internet par les exploitants de sites et de plateformes de médias sociaux, par crainte d’avoir maille à tirer avec la règlementation fédérale. Il est indubitable que tout ce qui précède promet d’avoir un effet dissuasif considérable sur la liberté d’expression.
Olivier Séguin est avocat, et directeur québécois du Centre juridique pour les libertés constitutionnelles (jccf.ca).